1940 : Le groupe E.D.F. du lycée Henri IV à Paris

 … a retrouvé quelques souvenirs « autour de la guerre ».

 

Article publié dans le bulletin des anciens élèves, transmis (et en grande partie écrit) par Michel Bouvier, à partir d’une note établie par Claude Bataillon et transmise par Dominique François.

 

La troupe « éclaireurs de France » du lycée, autour de la guerre

 

 

Dans le précédent bulletin, avaient été évoqués les débuts de cette troupe, et notamment ses chefs tels Léo Lagrange, dès 1913, et divers futurs responsables nationaux de ce mouvement de scoutisme laïc qui s’est particulièrement développé entre les deux guerres. Pour la période qui nous intéresse maintenant, c’est un témoignage d’ancien qui apporte une information précise sur les hommes, les activités et le contexte politique. Claude Bataillon a repris des premières notes écrites par son frère Pierre, et a consulté quelques amis dont Gilles Grandjouan, un adhérent de notre association décédé il y a environ deux ans. Le texte est adapté ici le plus fidèlement possible et raccourci pour tenir compte des exigences de notre bulletin


Avant la seconde guerre mondiale, Thérèse Pontremoli, fille d’un professeur d’architecture, était chef du groupe Henri-IV, comprenant deux meutes (Saule et Peuplier) de louveteaux, une troupe d’éclaireurs et un clan de routiers (pour les plus grands). Le chef de la troupe était un étudiant en médecine, Jo Broussine, assisté d’Oleg Karma, étudiant en architecture. Les chefs de patrouille, qui se retrouveront plus tard dans la chimie, étaient alors Roger Chazine, Noumi Ermont et D. Papée. Assez anti-conformistes, ces éclaireurs délaissent le chapeau scout et le bâton, portent une chemise non pas kaki, comme il se devrait, mais grise et bannissent les « badges » pour n’arborer qu’un brevet spécial « vieux campeur H-IV ». Ils privilégient en outre les activités théâtrales, et montent un opéra écrit par des anciens (Jean Rieul, ancien chef de la troupe, est dans le cinéma, assistant dans les films de Carné). Ainsi naît une première version de « Robert le Diable », remodelée par Claude Théron ou Gérard Nicolini[1]. On note une variété d’origines d’un certain nombre d’éclaireurs : Pierre Bataillon[2] est entré aux louveteaux à Alger, Oleg Karma est russe blanc, Chazine juif polonais. Ils se retrouvent pendant les vacances dans des « camps », au Moulin du Vey en Suisse normande pour Pâques 1938, puis dans le Lot à l’été 1938, en Creuse et en Bretagne en 1939 et encore dans un camp « volant », à vélo, dans l’Orne, à Pâques 1940.

 

 

En zone occupée, le scoutisme est alors interdit. Le chef, Georges Broussine[3], mobilisé en 1939, passe ensuite en Angleterre et sera parachuté pour récupérer et évacuer des aviateurs alliés abattus en France. Devenu militant gaulliste, il sera élu à Paris, participera aux accords d’Evian comme journaliste. Roger Chazine résistera comme FTP dans l’Indre. Les éclaireurs encore lycéens rencontreront un professeur, Louis François, qui leur offre une couverture d’activité sous l’étiquette de « groupe d’études géographiques ». Ils bénéficient d’un local à matériel, mais ne peuvent se réunir qu’à « la Maison pour tous », rue Mouffetard, où se maintenait aussi une troupe (comme sans doute également à Montaigne et à Vanves). On y croisait notamment Paul-Émile Victor, de passage, qui menait une troupe en Franche-Comté. La direction de la troupe échoit alors à Pierre Bataillon et Maurice Lacoste. Après l’arrestation de Louis François[4], la couverture sera assurée par la Croix rouge française de la jeunesse. L’activité consiste en 3 ou 4 réunions discrètes de patrouille, le jeudi après-midi au lycée, puis chez les uns et les autres, une sortie de dimanche 2 fois par mois, rendez-vous inévitable sous l’horloge principale des gares parisiennes pour une escapade dans les bois de la région. Sans uniformes, bien entendu, les éclaireurs s’identifient par un foulard violet, avec logo H-IV brodé argent. Des camps seront organisés à partir de l’été 1943. Le lever aux couleurs nationales est déconseillé, et le drapeau vert du mouvement EDF parfois sorti. Il faut considérer que les chefs n’ont que 18 ans, et pas de formation assurée, pour mener une trentaine de garçons de 11 à 16 ans. Les parents font confiance, appartenant généralement à une bourgeoisie intellectuelle attachée à une morale laïque positive. Les jeunes sont parfois critiques même vis à vis des instances nationales du mouvement et ont des convictions qui s’affirment. Parmi eux Sylvio Langevin[5], Alain Barroux[6], Olivier et Denis Ranson[7], Gilles Grandjouan[8].

 

Le premier camp sous l’occupation, avec des conditions matérielles rustiques, se déroulera près de Blois. La patrouille des élans a pour chefs Alain Barroux, et Denis Ranson, et patrouillards Claude Bataillon, Chenaux dit « le zozo sale »… Les autres chefs de patrouilles sont Philippe Bataillon, Bernard Morin et Descombet, ce dernier coopté de Montaigne. Sans développer la vie au camp, on retiendra leur génie créateur dans un chant de patrouille composé pour l’occasion : « Élan fier et vaillant de la montagne, il faut que tu gagnes gloire en combattant, ne mets ton espoir que dans le grand et beau savoir ; élan au cœur gai, tâche d’être toujours prêt ». Le contexte oriente l’idéal « boy-scout » vers la résistance, ou tout au moins pousse à l’ « essai d’être à la hauteur dans la merde ambiante ».

 

Sur un air forcément classique, les paroles sont attribuées à O. Ranson et A. Barroux (photo camp de Pâques 1948, collection Dominique François).

 

Autre signe du temps, pendant l’hiver 1944-45, ClaudeThéron perdra un œil en manipulant près du feu des cartouches à blanc ; un autre éclaireur, Jacques Conard, perdra un doigt en jouant aussi avec de la poudre. Au retour d’un camp de Pentecôte 1944 à Soucy-en-Brie, le train est stoppé devant la gare de Massy-Palaiseau prise sous les feux d’un bombardement. Le retour se finit donc à pied avec une nuit à Verrière. Le camp d’été à lieu à nouveau à Soucy, sans doute dans une propriété mise à la disposition des Éclaireurs de France. Il a pour particularité d’être « inter-troupes ». Il est dirigé par deux frères venus de la troupe de Montaigne, comme Gérard Nicolini un des chefs de patrouille, les deux autres étant d’Henri-IV, Philippe et Claude Bataillon. Des éclaireurs de Vanves les ont également rejoints. L’un deux, Gerle, manifeste la différence de statut social, non voulu mais un peu de fait entre différentes troupes. Il explique : « moi, je suis un enfant naturel, vous autres êtes tous des enfants artificiels. Mon père il fait du piquage au flingue… » Et les Vanvistes appellent Claude Bataillon, « prof », mais parmi eux se trouve un excellent cuisinier qui sait caraméliser à point carottes et courgettes cuites à l’eau. Le glanage de petits pois aux champs reste risqué du fait d’escarmouches aériennes et d’éventuelles balles perdues.

 

Pour Mardi-Gras 1945, camp à la Bernetterie, en Sologne, puis à Pâques également, dans une ferme abandonnée (les Coudrais, vers Neung-sous-Beuvron) où Pierre Bataillon a passé l’essentiel de son séjour au maquis. En juillet 1945, le camp se tient à Luxembourg, alors que Pierre Bataillon et Maurice Lacoste ont été incorporés, pour quelques mois, dans l’armée. Les nouveaux chefs sont alors Bernard Morin et Alain Barroux qui a un parent diplomate du Grand Duché. Pain blanc en abondance, chocolats et pâtisseries agrémentent la réception culturelle.

 

En juillet 1946, la troupe est invitée par une troupe britannique à Maidstone, dans le Kent. C’est là que Claude Bataillon est totémisé, daim anxieux, et lâché la nuit et pour 24 heures dans la nature sans parler l’anglais.

 

Vers 1946 ou 1947, la troupe Henri-IV tente une expansion vers une école de la rue de Poissy, alors quartier populaire.

 

Une nouvelle équipe arrive à l’automne 1946, avec Roger Abbou[9], entré en hypokhâgne, qui prend la tête d’une des troupes du lycée avec son copain entré en hypotaupe, Jacques Harbonn. Tous deux, juifs marocains arrivent du lycée Liautey de Casablanca. À Noël, la troupe goûte au ski, près de Bourg-Saint-Maurice. Puis au printemps, c’est la préparation du Jamboree prévu en France, premier après la guerre, à Moisson sur Seine. À ce regroupement des scouts du monde, une troupe, appelée pour l’occasion « du Montparnasse », est constituée, dirigée par Roger Abbou et Letellier, fils de l’économe de l’École Normale supérieure et composée d’éclaireurs d’Henri-IV, de Montaigne et d’ailleurs. Claude Bataillon, en fait d’ouverture aux étrangers de partout, aperçoit surtout des Néo-Zélandais tout blancs qui font des danses Maori.

 

Août 1947, camp au Gué du Loir, près de Vendôme, d’initiation au vignoble !

 

Une chorale est constituée pour Noël 1947. À Pâques 1948, un camp est organisé à la Roche-Mabile, en Normandie. Et enfin, en juillet, démarrent les camps « tréteaux-très tard ». La chronique de cette gloire reconnue narcissique a été écrite, pour être conservée en archives, mise maintenant sous la forme d’un CD, « Analyse du rapport d’ “ exploit „ de la double troupe Henri-IV en été 1948 ». Les chefs étaient alors Alain Barroux, assisté de Claude Bataillon et Roger Abbou, assisté de Philippe Bataillon. Les éclaireurs sont ainsi devenus auteurs d’une œuvre littéraire collective, mais où la main d’Alain Barroux et surtout de Roger Abbou joue un rôle essentiel. Le milieu littéraire du lycée Henri-IV transparaît fortement dans cette expérience. L’illustration est aussi collective et de qualité : photos de Philippe Bataillon, lavis de Dominique François, calligraphie… Jean-Claude Jacquin bénéficie de l’aide professionnelle de son père Jean Jacquin, graveur d’art. Ce noyau scout particulier du lycée aime se croire objet de méfiance des autorités du mouvement Éclaireur de France, qui « voudraient moins de superbe, plus de pratique et moins d’intellectualité ».

 

Dernière expérience, en avance sur son temps, la mixité du scoutisme est entreprise. C’est en 1964 qu’elle sera entérinée par la création du mouvement des Éclaireurs et Éclaireuses de France, laïc, et plus tard en ce qui concerne le scoutisme protestant, puis enfin catholique. Les premiers contacts sont pris dès l’automne 1948, au niveau de la maîtrise, avec la troupe féminine de Fénelon. La réticence de certaines cheftaines plus âgées cessera avec leur départ, et l’expérience mixte se fera sous l’impulsion d’Élyanne Durif, fille du géologue de la Sorbonne, qui devient responsable de la troupe filles (du mouvement FFE, Fédération française des éclaireuses). Un camp mixte se déroule en juillet 1949 à Masselac, près d’Orthez. La génération montante de la troupe de Fénelon comprend Brigitte Dresch, fille du géographe de la Sorbonne, Yvette Corbier, Marion Kaan, fille du philosophe Pierre Kaan, mort en déportation. À ce camp, Sylvio Langevin est hospitalisé pour une plaie infectée après un mauvais coup de hache. La recherche médiatisée de responsable n’est alors pas en vogue, les parents ayant donné toute leur confiance aux encadrants, dévoués bien que souvent assez jeunes et peu formés. Un spectacle est monté en fin de camp devant le fronton de pelote (basque) au profit de la population locale. Un nouveau bivouac mixte est organisé à Noël 1949 à Entraygues (Aveyron). Gilles Grandjouan et Marion Kaan organiseront ensuite le camp d’été à Blauzac (Gard), aidés par Denis Ranson.

 

On imagine que les amitiés nouées aux éclaireurs n’ont pas cessé avec l’entrée dans la vie active. Des réunions l’attestent. Notamment en août 1952 avec un spectacle de café-théatre joué à l’entresol du café Florida à Toulouse. L’été 1952, un camp volant est organisé en Corse par Dominique François, Jean-Claude Jacquin, Gérard Lévi, etc. Beaucoup ont gardé à cette formation « éclaireur », qui plus est d’Henri-IV, une reconnaissance de toute la vie.

 

 

 

Le Chant des éclaireurs d’Henri IV

 

 

 

 

Semper possumus studere libro vel castra ponere. Latinis loquimur verbis, hlenis stute polakis.

 

C’est nous qui sommes les scouts d’Henri IV,

Oui c’est nous les scouts d’Henri IV.

Oui c’est nous les scouts d’Henri IV et rien ne saurait nous abattre,

Car nous voulons en tout temps faire honneur,

Au nom d’un grand roi qui fut un éclaireur.

 

 

Michel BOUVIER


Les éclaireurs morts à la guerre

 

 

 

La revue « Le chef » des Éclaireurs de France a publié en 1946 un premier Livre d’Or, dressant l’inventaire des éclaireurs (et routiers) morts du fait de la guerre. Ci-dessous, extrait concernant la région Ile de France.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   
   
 
   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Souvenir d’un camp éclaireur sous l’occupation

 

Après le décès de Gilles Grandjouan, deux adhérents de notre association des anciens élèves ont vécu cette aventure : Maurice Lacoste et Claude Blay. Ce dernier, ancien administrateur, nous a fait parvenir son témoignage.

 

Juillet 1943, j’ai treize ans et j’expérimente, comme beaucoup, mon premier camp d’éclaireurs sous la houlette de Maurice Lacoste assisté de Pierre Bataillon, nos aînés de quelques années seulement. Cette troupe d’éclaireurs s’intitule officiellement « Groupe en plein air de la Croix-Rouge du lycée Henri-IV », le scoutisme, invention britannique, étant proscrit sous l’occupation.

 

Nos tentes sont plantées dans une clairière, à l’orée de la forêt à proximité du bourg de Mont-près-Chambord. La traversée à pied en quelques heures de cette belle et vaste forêt nous conduit jusqu’à Chambord dont je découvre soudainement dans toute sa splendeur, cette extravagance insensée, le château immense ; impression forte, souvenir inoubliable !

 

Le régime alimentaire, lui, n’est pas à la hauteur : beaucoup de haricots verts en boîte, pratiquement pas de viande, mais une spécialité « maison » dont nous sommes très fiers : la soupe à l’eau de vaisselle (dûment bouillie et rebouillie), bien touillée avec différentes lavettes, nous permettant d’ingurgiter notre « ration » quotidienne de pain grisâtre.

 

Je me souviens néanmoins d’un jour festif où nous avons « touché » (autre expression d’époque) un lapin entier pour notre bonne trentaine de garçons. Il m’en est échu une ou deux côtes à sucer plutôt qu’à manger, et cela sans grommeler (côté éducatif du scoutisme).

 

Un beau jour nous apprenons la chute de Mussolini ! Quelques mois auparavant c’était Stalingrad, la première grande défaite militaire de l’Allemagne nazie.

 

Un vent d’optimisme soufflait dans cette clairière mémorable.

 

Claude Blay

 


[1] G. Nicolini, fils d’un astronome de l’Observatoire de Paris, sera professeur d’archéologie à l’Université de Poitiers.

[2] À la base de ce récit, il faut distinguer les trois fils de Marcel Bataillon, Pierre né en 1925, futur administrateur de la France d’Outre-mer en Algérie, puis sous-préfet, Philippe, né en 1928, futur cameraman et chef de plateau à l’ORTF et Claude, né en 1931, futur chercheur en géographie au CNRS.

[3] Ancien élève ; chef du réseau Bourgogne., constitué notamment de plusieurs khâgneux du lycée affiliés au mouvement des « Volontaires de la liberté »

[4] Engagé en 1939-40 dans la division blindée de de Gaulle, il conservera des liens amicaux avec ce dernier. Résistant, il est arrêté en septembre 1942 et déporté. Après la guerre, il sera inspecteur général de géographie et organisateur des clubs UNESCO.

[5] Petit fils de Paul Langevin, et apparenté à G. Grandjouan.

[6] Alain Barroux est éclaireur de 1942 à 1949. Son père et son oncle, gaullistes catholiques, sont engagés dans la résistance. Sa tante, Renée, est chef du groupe Henri-IV de 1945 à 1951.

[7] Fils d’un directeur d’hôpital de l’Assistance Publique, Olivier sera architecte, et Denis, commercial, dirigera l’entreprise des plans Blay.

[8] Gilles Grandjouan est petit-fils de Jules Grandjouan, caricaturiste, fils d’un ingénieur Télécom et d’une agrégée d’histoire, tous deux anarchistes. Son oncle Jacques-Olivier Grandjouan est responsable national Éclaireurs De France, et auteur de la chanson des louveteaux (voir dernier bulletin). Devenu chef de la troupe en 1949, il sera ingénieur (sorti de l’ENSA Grignon) en biologie végétale au CNRS de Montpellier.

[9] Roger Abbou bénéficiaire d’une bourse pour la khâgne d’Henri-IV sera interne à la rentrée de 1946. Engagé dans le mouvement sioniste, il part en Israël vers 1952, sous le nom de Mikaël Avidan. Les services israéliens de l’immigration le recrutent, et l’enverront en poste à Paris dans les années 1960-70.