1937 : une nouvelle étape du scoutisme laïque

Jeu22Déc201116:53

1937 : une nouvelle étape du scoutisme laïque

 La complémentarité avec l’Éducation Nationale


La décennie des années 30 connaît, en France, une prise de conscience de tout ce qui touche au loisir, en particulier avec la mise en place des « congés payés » possibles pour tous les salariés. Les « vacances » sont désormais à la portée du plus grand nombre (sinon de tous, certaines activités comme l’agriculture ne les permettant pas). Et cette possibilité, nouvelle pour la plupart, s’accompagne d’une autre prise de conscience : les loisirs peuvent être « éducatifs ».

Suzanne Châtelet en rappelle un excellent exemple : « en 1937, l’Éducation nationale propose le samedi après-midi, dans les lycées et collèges, aux élèves, des « loisirs dirigés » avec des professeurs de bonne volonté. Au lycée de Sèvres, avec quelques Cinquièmes, nous avons créé un massif de fleurs à partir de la géométrie ». La société dans son ensemble rejoint ici un principe majeur de la méthode scoute : l’éducation par le jeu en est une partie intégrante, le jeune apprend en jouant – à condition, bien entendu, que le jeu soit conçu dans ce but. Un autre grand principe éducatif trouve également une extension de son application : la vie en collectivité dans le cadre de structures adaptées.

Autrement dit, le scoutisme « fait des petits », et il n’est pas étonnant qu’un ancien E.D.F., Léo Lagrange, secrétaire d’État, soit l’initiateur de cette évolution. Concrètement, celle-ci se traduit par un début de développement de l’éducation populaire et par la création des « Auberges de Jeunesse » (souvent considérées d’ailleurs, à tort ou à raison, comme un prolongement du scoutisme…). En ce qui concerne le scoutisme laïque proprement dit, elle induit une réflexion sur le rôle du loisir dans la formation des jeunes, en complément des « formateurs » habituels, la famille et l’école. Les E.D.F., plus particulièrement, orientent leur action vers l’enseignement public, et de nombreux responsables, à tous les niveaux, sont recrutés parmi les enseignants ou les hauts fonctionnaires de l’Éducation Nationale. À la demande de Pierre François, devenu responsable national, Albert Châtelet, universitaire, accepte de devenir président des Éclaireurs de France où il succède à Georges Bertier.

Il peut sembler étonnant que notre scoutisme ait attendu plus de vingt ans pour concrétiser ce rapprochement, et on peut se demander quelles en sont les raisons. Apparemment, elles sont multiples.

Paradoxalement, dès sa création, cette proximité scoutisme / enseignement existe, avec d’abord avec Pierre de Coubertin et le Recteur Liard lors de la présentation officielle des Éclaireurs Français à la Sorbonne, puis avec Georges Bertier et Henri Marty : c’est même à partir de leur expérience que les E.D.F. se sont créés et ont défini leur méthode. Mais l’école des Roches est loin de ressembler à un collège ou à un lycée « normal », sa pédagogie, très inspirée de celle des « public schools » britanniques, inclut déjà les loisirs sous une forme adaptée à la création d’une discipline collective ou individuelle. Et son recrutement de jeunes dans la « haute bourgeoisie » est loin de ressembler à celui des écoles publiques, recevant, par définition, des enfants de toutes les classes sociales… Il est donc peut-être possible de considérer, avec ces réserves, que cette première expérience était un premier pas dans le sens que nous indiquons. Il semble malgré tout que ces « réserves » sont justifiées, en particulier par l’évolution de la conception de Georges Bertier en ce qui concerne le scoutisme (et l’éducation), et l’idée qu’il se fait la nécessité de la formation d’une véritable élite.

Nous avons vu que la période qui a suivi la première guerre mondiale a été celle de la construction d’un Mouvement, en particulier par André Lefèvre après sa découverte du scoutisme pour la Maison pour Tous : il n’y est pas explicitement question de relations avec l’école, même si le recrutement se fait  dans les mêmes tranches d’âge. Mais un événement majeur intervient dans les années 20 avec la naissance de puissantes associations catholiques tenant à marquer leur appartenance et le rôle du scoutisme dans la formation de jeunes qui leur étaient confiés. Ce scoutisme confessionnel va disposer de structures d’accueil organisées et efficaces avec les « paroisses » et la préparation des communions solennelles. C’était déjà le cas pour le scoutisme unioniste, mais celui-ci, s’adressant à une minorité – plutôt ouverte, d’ailleurs, à l’idée de liberté de conscience pour des raisons historiques - ne semble pas avoir été une réelle concurrence pour le scoutisme non confessionnel.

Cet événement, conduisant à la création, en France, d’associations confessionnelles qui, pour des raisons « sociologiques », ne pouvaient que devenir majoritaires, a peut-être contribué à une double évolution : de la « neutralité » vers la « laïcité » d’une part et, d’autre part, la prise de conscience de l’utilité d’une structure d’accueil solide. Bien entendu, il s’agit d’hypothèses, mais elle peuvent être étayées.

L’initiative du père Sevin conduit à orienter vers les Scouts de France puis les Guides de France les garçons et les filles en âge d’aborder le catéchisme : leur adhésion viendra tout naturellement, bien entendu avec l’aide des familles qui y verront un prolongement normal. (À noter d’ailleurs que ce recrutement vers le scoutisme sera complété, dans les mêmes paroisses, par des activités moins exigeantes, avec les Cœurs Vaillants et les Âmes Vaillantes).

On peut y voir la mise en place d’une réelle concurrence pour le scoutisme E.D.F. qui, jusqu’alors, recrutait dans la totalité de la société, toutes religions confondues. C’est également, d’ailleurs, le cas pour la F.F.E. qui, pendant un temps, s’est efforcée de créer une section pour les jeunes catholiques en parallèle avec ses autres sections. Dans la mesure où les jeunes catholiques pratiquants – majoritaires dans le pays – sont ainsi « canalisés », le recrutement du scoutisme non-confessionnel va s’effectuer essentiellement dans les familles non (ou pas très) pratiquantes, agnostiques ou athées… Ce qui ne signifie pas que le recrutement de pratiquants aient complètement disparu (heureusement !), mais nous cherchons ici l’explication d’une évolution qui ne peut être que constatée : c’est dans les années 30 que le terme « laïque » apparaît dans la littérature E.D.F. et il trouve sa pleine signification dans le rapprochement avec l’enseignement public qui marque cette décennie.

Ce rapprochement va se traduire de plusieurs manières :

-   d’une part, un certain nombre d’unités et de groupes sont accueillis dans des établissements scolaires, et en prennent souvent le nom : à titre d’exemple, citons, à Paris, les groupes Montaigne ou Henri IV, localisés sur un lycée – et, peut-être aussi, le groupe C.H.B. créé sur un établissement privé laïque (Cours Hatmer Bié). C’est le cas dans de nombreuses villes, l’implantation se faisant plus sur des collèges ou des lycées que sur des écoles primaires. Le scoutisme non confessionnel trouve ainsi, dans de nombreux cas, la structure d’accueil qui le différenciait du scoutisme confessionnel. À titre d’illustration, nous présentons une copie de la déclaration de création en 1934 du groupe de Poitiers, transmise par Jean Sabaut : tous les déclarants sont membres de l’Éducation Nationale, et l’indiquent.

-   mais, d’autre part, cette implantation n’aurait pas été possible sans un accord préalable de l’Institution, aussi bien au niveau des principes généraux qu’au niveau des enseignants eux-mêmes. Au niveau des principes, la complémentarité apparaît clairement avec le développement des activités « post et péri-scolaires » et, pour les E.D.F., elle se traduit par une circulaire du Ministère ouvrant grandes les possibilités de coopération. En ce qui concerne les enseignants, une information commence à être apportée dans les Écoles Normales d’instituteurs et d’institutrices et nombreux seront ceux qui viennent au scoutisme laïque en complément de leurs activités d’enseignants. Cette adhésion est évidemment facilitée par la relation privilégiée du Mouvement avec un certain nombre de hauts fonctionnaires de l’Éducation Nationale, dont plusieurs y prendront progressivement des responsabilités importantes : c’est ainsi qu’Albert Châtelet sera président des E.D.F. dans les années qui précèdent la deuxième guerre mondiale. Lui succèderont dans la fonction Gustave Monod et Louis François, tous deux éminents universitaires…

Cette évolution n’est pas vécue partout de la même façon, comme toujours aux E.D.F. où  l’échelon majeur est le groupe local ;  elle dépend évidemment de la perception qu’en ont les responsables. Il semble qu’elle ait été totalement acceptée par André Lefèvre et son équipe, mais on peut également y voir le début d’une divergence de vues qui aboutira, après la guerre, à ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Bertier » : certains ont vu dans ce rapprochement une prise de position d’ordre « politique » dans la mesure où l’affirmation de la laïcité s’apparentait à une appartenance. Il est important de noter, de ce point de vue, qu’aucun élément permettant de justifier cette accusation n’apparaît dans les revues et écrits du Mouvement. De nombreux responsables, nationaux, régionaux ou locaux, sont restés pratiquants de leur propre religion sans se sentir gênés par ces orientations –  à commencer par le premier et le plus important d’entre eux, Vieux Castor.

À la fin des années 30, donc, les E.D.F. se caractérisent par une évolution dépassant le cadre du seul scoutisme vers les activités de loisirs éducatifs complémentaires, par la participation à la création des CEMEA, et vers l’enseignement public, par une implantation et un recrutement qui en traduisent la complémentarité.

Un article de Pierre Kergomard, qui a bien connu cette période, fait le point dans le numéro de novembre 1963 des « Cahiers toutes branches », sous la rubrique « Culture Générale /positions du Mouvement ». Nous en reprenons ci-après l’essentiel. Rappelons que Pierre, militant du Mouvement, en métropole et en Algérie, était le petit-fils de Pauline Kergomard, dont le rôle majeur dans la création de l’école maternelle française est incontestable. Il était également le père de Jean-René, président des E.E.D.F dans une période difficile :

«  Dans l’esprit de ses promoteurs, l’école laïque devait être « l’école du citoyen », d’une république jeune, ardente et généreuse qui, par la raison, devait évoluer toujours vers plus de justice et de fraternité. On attendait alors des progrès de la science les progrès de l’humanité.

On pensait que l’homme éclairé ne pouvait être qu’un bon citoyen. On envisageait la possibilité d’une morale universelle qui, empruntant au vrai christianisme tout ce qu’il avait d’humain et de généreux, pourrait mettre d’accord croyants et incroyants. Du fait, en grande partie, de l’église catholique qui n’avait pas encore opéré son ralliement à la République, ce rêve ne s’est pas réalisé. Il était d’ailleurs d’autant plus irréalisable que, déjà, s’opposaient les tenants du libéralisme individualiste et ceux du collectivisme, qui s’appuient sur des conceptions morales bien différentes.

Joindre l’éducation à l’instruction, cela devait-il se heurter à l’impossibilité de dégager une morale commune dans une école ouverte à tous et qui se voulait respectueuse de toutes les convictions ? En fait, la morale est une affaire individuelle. De toute façon, une morale enseignée ex cathedra ne suffit pas à créer le sens civique, non plus que l’enseignement théorique des règles de la démocratie. Il y faut d’abord une prise de conscience des problèmes, il y faut ensuite un certain sens communautaire. C’est par là que peut naître un élan généreux vers le progrès, sans lequel la démocratie n’a aucun sens. (…)

Pour rester sur le terrain qui est le nôtre, les œuvres péri et post scolaires pourraient avoir un rôle essentiel dans l’éducation civique et, pour notre part, nous avons conscience de le jouer. (…) Ce n’est qu’à ce prix que l’idée laïque pourra cesser de vivre une bataille défensive et reprendre sa marche en avant, redonnant ainsi un sens à la démocratie, comme le souhaiteraient les fondateurs de l’école publique. »

(Extrait de "Cent ans de laïcité dans le scoutisme et l'éducation populaire")

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