1998 : Quelques jeunes (?) anciens racontent leur parcours à de plus anciens :

Ven02Oct202019:05

1998 : Quelques jeunes (?) anciens racontent leur parcours à de plus anciens :

1998 : quelques jeunes (?) anciens racontent leur parcours à de plus anciens :

 

En 1998, l’A.A.E.E. (Association des Anciens Éclaireurs et Éclaireuses) organise à Apt, en même temps que son Assemblée générale statutaire, un SADA (Séjour d’Amitié, Détente, Animation), remarquablement organisé par un ancien, Jean Le Boucher, riche de nombreuses activités et, en particulier, d’un entretien avec quelques responsables nationaux relativement récents.

La majorité des participants ayant eu des activités plusieurs années avant la seconde guerre mondiale, il a semblé intéressant à Claire Mollet, plus connue sous son totem de Cascade, d’inviter quelques acteurs des années d’après-guerre à venir raconter leur parcours. En l’occurrence :

-   elle-même, venue de la F.F.E. N pour devenir Commissaire régionale, responsable d’un service vacances, Commissaire générale…

-   Jean Estève, membre des E.D.F. à Lyon depuis les années 30, devenu après son retour de déportation Commissaire national branche éclaireurs, puis, en 1961, Commissaire général et dans les années 70 membre du Comité Directeur…

-   Yvon Bastide, membre des E.D.F. depuis 1945, devenu membre dans les années 60 de l’équipe régionale de Paris, membre associé de l’équipe nationale, puis membre du Comité Directeur.

Tous trois ont raconté leur vie « militante ». Leurs exposés ont été enregistrés et nous en avons retrouvé les textes que vous trouverez ci-après, pratiquement dans leur intégralité, avec, de temps en temps, quelques commentaires de l’enregistreur…

 

« Cascade » ouvre la séance en présentant les intervenants :

 

Jean Estève, tout de suite après la guerre, après des années assez terribles pour lui, a été Commissaire national de la branche Éclaireurs puis plus tard, (…) il a été Commissaire Général au 66 Chaussée d’Antin avant de s’en aller à nouveau vers l’Éducation Nationale.

Yvon Bastide (…) n’a jamais été permanent du Mouvement, mais (…) il a été mêlé tout de même de très près à la vie de l’Association comme Commissaire régional de Paris puis comme membre du Comité Directeur pendant les années difficiles, amusantes… Jean Estève était aussi membre du Comité Directeur dans les moments difficiles (…) .

Jean Estève, donc, va commencer à nous parler de l’évolution de notre Mouvement depuis la guerre, surtout, de l’adaptation nécessaire à l’évolution de la société, avec, comme dernier engagement d’importance, la fusion avec la branche neutre de la F.F.E.

Yvon Bastide, lui, (…) va nous apporter quelques lumières sur les séismes qui ont secoué le Mouvement dans ces années-là.

… et évoque la F.F.E. :

 

Avant que Jean Estève n’entame, en particulier, tous les problèmes qui se sont posés autour de la fusion avec la F.F.E., (…) il y a deux ou trois petites choses que je voudrais vous dire, parce que la F.F.E., aussi, elle a eu son « avant la fusion ». (…)

Ce qu’on peut dire tout de même, je crois être l’interprète de nous toutes ici, c’est la trace profonde qu’a laissée la F.F.E. pour chacune de nous, d’abord parce que, dès les années 20, elle s‘est adressée à des filles, ce qui était déjà assez extraordinaire ; elle leur a proposé, à travers le scoutisme, une ouverture qui était encore plus formidable pour elles que pour les garçons. Et surtout, à partir de 1922, la création d’une fédération où trois branches se décidaient à travailler ensemble. Là, ce qui est extraordinaire, à la F.F.E. on est devenues des parallèles qui se rencontrent ! C’est quand même quelque chose qui est extraordinaire ! (remous dans l’assistance)…

Une branche Protestante, une branche Israélite, une branche qui s’est appelée Neutre parce que je pense qu’à l’époque le terme n’avait pas le même écho qu’aujourd’hui. (…)

Même une quatrième, qui s’appelait Libre, où la religion catholique pouvait être évoquée (…) mais qui, à la différence des Guides, ne dépendait pas des paroisses. Quelque chose de très libre, de très souple à l’intérieur de la Fédération. (…)

Moi qui suis arrivée à la F.F.E. adulte comme cheftaine, et avais reçu une éducation assez sévère, profondément laïque, de parents militant dans l’enseignement, je me suis trouvée parfaitement à l’aise au milieu de toutes les filles de la F.F.E..

Nous étions toutes des femmes différentes, par le milieu, l’éducation, la religion, le caractère – les malins diront que c’est parce qu’il était mauvais – (remous dans la salle). Mais c’est vrai qu’une de mes premières surprises a été de voir à quelle trempe de femmes on avait à faire, dans le camp national par exemple, et pourtant des femmes qui étaient parfaitement décidées à travailler ensemble ; à se comprendre, à essayer de s’accepter. Ça pouvait aller très loin, à une espèce d’osmose, quelle que soit la branche à laquelle on appartenait. Je me suis entendu dire une fois que j’avais « une tête d’E.U. » (rires dans la salle). Venant d’une E.U. j’ai pris ça pour un grand compliment ! (…).

Mais je vais laisser Jean Estève nous raconter l’histoire (applaudissements nourris).


 

Jean Estève

Si vous le voulez bien, nous abordons tout de suite les questions dont je suis chargé de vous parler ce soir, c’est-à-dire une histoire, un survol objectif oui, mais non sans subjectivité, de l’histoire du Mouvement dans les temps où je me trouvais avoir ce qu’on appelait pompeusement les responsabilités nationales.

La branche Éclaireurs

Donc, tout de suite après la guerre, Pierre François m’engage en 45, me faisant rater à jamais une carrière universitaire, mais enfin bon… Il m’invite à pendre place au sein du Commissariat national comme adjoint au Commissaire national à la branche éclaireurs, puis, après quelques temps, comme Commissaire national à part entière. Pour la branche, avec, en plus, quelques responsabilités du côté de l’international.

Ceci m’a permis, donc, de 45 à 51, de vivre très intensément la vie du Mouvement. Je voudrais (…) signaler quelques événements à rappeler, quelques-uns de ces événements qui, je crois, ont une signification particulièrement intéressante.

En 46, côté branche Éclaireurs, congrès national de chefs de patrouilles. C’est-à-dire idée de réunir ces garçons qui avaient la responsabilité d’une patrouille, 7 ou 8 camarades, et de leur demander leur avis, de les faire travailler sur ce qui les intéressait. À signaler, (… ) qu’un des groupes de travail (activités possibles, techniques, brevets, etc.) a sorti une motion en faveur de la coéducation. En 1946, des chefs de patrouilles, tous mâles, réunis au Camp des Loges sous la très honorable présidence du Président des E.D.F., directeur du second degré Gustave Monod et du général De Lattre de Tassigny, disent… pourquoi pas des activités avec les filles, il faudrait voir ça, etc. Pour l’heure d’ailleurs la motion n’est pas allée plus loin, mais je crois qu’il est intéressant de signaler ce fait.

En 47, le Jamboree, rencontre de l’international pour des jeunes Français qui étaient restés extrêmement confinés à l’intérieur ou à proximité des frontières françaises. (…). Ce fut une véritable explosion, ce fut un événement extrêmement important : avoir vu la Mappemonde, dans le grand stade du Jam, portée par les bras des garçons, c’est un souvenir qui reste et qui marque l’importance que peut prendre la jeunesse dans l’histoire du monde.

Une période d’ouverture

Cet événement est suivi, pour les E.D.F., par l’adoption de nouveaux statuts, avec apparition de la laïcité. Jusque-là, les E.D.F. étaient « ouverts à tous, sans distinction d’origine, de race ou de croyance ». L’association devient « laïque comme l’école publique ». (…). Ce fut un tournant important, qui correspondait, dans l’histoire du Mouvement – un mouvement, c’est quelque chose qui bouge – à une ouverture considérable, amorcée pendant la guerre, quelquefois pour des raisons toutes techniques, avec la création d’organismes nouveaux, comme les Francas. (…) ou l’Union Nationale des Centres de Montagne (U.N.C.M.) : (…) ce fut un des problèmes du Mouvement car, dans cette création, dans cette ouverture, dans cette mutation, nous avons finalement perdu des hommes et des femmes, nous avons perdu des responsables de qualité. (Également l’UFOVAL, ajoute Cascade). (…)

À la fin des années 40, les crédits de la nation étaient entièrement pris par la reconstruction des voies ferrées, des immeubles, (…) l’aide aux Mouvements de jeunesse a connu une décroissance considérable ; nous vivions tous, ou presque, regroupés à la Chaussée d’Antin car il n’y avait plus de loyer à payer, alors on pouvait faire vivre un peu mieux, ou moins mal, femme et enfants, avec des salaires minables. Lorsque je me suis trouvé, en 51, professeur du second degré à Tunis, (…) j’ai eu le sentiment qu’enfin j’étais riche ! (…)

Ça donc été une période d’ouverture très large du Mouvement, quitte à ce que ça se traduise par une certaine déperdition des forces ; ça a été une période d’initiatives, de recherches, on a beaucoup parlé alors de techniques nouvelles, on n’était pas obligé de pratiquer dans les camps ce qui était pratiqué auparavant…

L’apparition d‘une technique comme le Froissartage, par exemple, a eu une importance certaine ; très peu pratiqué avant-guerre, les brêlages avaient dominé dans l’équipement des camps. Tout ceci, ces découvertes, ce souci de faire neuf, était extrêmement important. Je me souviens avoir travaillé avec des jeunes E.D.F. sur des postes à galène ; remarquez, c'était désuet déjà, mais nous commencions par là.

Cette ouverture s’est traduite sur un point particulier, celui de la coéducation, et les difficultés que nous avons connues alors avec la branche Neutre de la F.F.E., puisqu’il y a eu accord d’un certain nombre de responsables, désaccord des autres, et sans doute ceci, on me permettra de le dire, dû à une certaine maladresse de notre part. Enfin ce fut ainsi… J’ai dû alors quitter le Mouvement et j’ai suivi ce qui s‘est passé de 51 à 60 comme responsable provincial de Tunisie, car il y avait la province Tunisie et nous y avons fait un travail d’Éclaireurs de France, avec nos camps-écoles préparatoires, nos responsables allaient à Cappy, je suivais le mouvement en tant que responsable local.

L’international

Par ailleurs, mes actions, mes responsabilités et les contacts que Pierre François m’avait confiés sur le plan international, restaient dans cet esprit d’ouverture qui a été celui du Mouvement, et je crois que, sur le plan international, il importe de le souligner.

Le Mouvement E.D.F. avait des sections dans tout l’Empire Français. Une exception toutefois : depuis avant la guerre, Vieux Castor, s’étant rendu en visite en Indochine, en était revenu avec la conviction qu’il était nécessaire de créer une fédération particulière de scoutisme indochinois. Les E.D.F. d’Indochine étaient devenus des Éclaireurs Indochinois. Et ceci avant la guerre, pas la guerre d’Indochine, avant la seconde guerre mondiale, avant 39 !

Lorsque les travailleurs indochinois sont arrivés en France, (parce qu’on avait le service du travail obligatoire, on l’appellera comme on voudra, on avait amené pas mal de travailleurs indochinois pour remplacer dans les usines les Français mobilisés) les contacts se sont établis avec les E.D.F. et ce n’est pas tout à fait par hasard que, à Montpellier, un garçon indochinois qui a fait preuve de qualités tout à fait remarquables a eu un très bon contact avec les E.D.F. de cette ville ; ce garçon s’appelait Giap, je ne sais pas si ça vous dit quelque chose (rires dans la salle).

Cette action d‘éducation en outre-mer était entreprise depuis longtemps. Récemment nous avons perdu, dans la région PACA où il était revenu, notre camarade Matalon qui a joué, à l’École Normale d’Instituteurs de Saint-Louis du Sénégal, un rôle décisif dans la formation d‘élites africaines, au Sénégal et dans l’Afrique Occidentale Française. Je me souviens être allé faire un camp-école et une tournée en Afrique Équatoriale Française vers 49, notre souci était de former des responsables locaux. Et quand je parle des responsables locaux, ce n’était pas que les instituteurs expatriés. Il y en avait, et c’était bien eux qui avaient apporté le Mouvement pour une bonne part, mais c’était les « indigènes », comme on disait alors. Le camp-école que j’ai dirigé en pays Bamiléké était, à mon exception près, pratiquement « noir ».

Ça ne nous a pas empêchés de conserver et de développer tout un Mouvement outre-mer, qui a joué un rôle important lorsque, plus tard, ces pays ont accédé à l’indépendance, dans des conditions fort diverses et quelquefois peut-être pas très favorables, on peut en parler (…) – mais le Mouvement n’y est pas directement mêlé…  

Cet aspect de l’action outre-mer des E.D.F. dans l’immédiat après-guerre ne peut pas être passé sous silence ni être négligé, pas plus, vous me permettez d’en dire un mot encore, je suis peut-être un peu long, qu’un autre aspect, en pleine « guerre froide ». Notre souci était de garder quelques contacts au-delà de ce que Churchill appelait le rideau de fer. Je me rappelle être allé faire, avec d’ailleurs deux autres responsables du Scoutisme Français, une visite aux scouts hongrois, parce que la Hongrie était dans la zone soviétique mais n’était pas encore entrée dans le régime communiste. De même, nous avons gardé des contacts avec le scoutisme tchèque ce qui, avant le coup de Prague, était encore possible. Il y a eu là un rôle particulier du scoutisme E.D.F. qui nous a mis quelquefois dans une situation très difficile : je me souviens d’une réunion à Kaarstad du comité européen ! Nous étions en face des Britanniques, extrêmement liés aux U.S.A. et qui trouvaient à la limite que c’était de la trahison dans cette situation de guerre froide. Or nous pensions que, même de l’autre côté, c’était nos frères, de Hongrie ou de Tchécoslovaquie. Quel besoin avions-nous, nous E.D.F., à jeter le trouble dans le scoutisme mondial, en prétendant garder ces contacts ?

Je crois que c’est là une période historique qu’il n’est pas facile de reconstituer, même mentalement. Mais le rôle du Mouvement à ce moment-là , s’il n’a pas été décisif, n’a pas été négligeable.

La suite : un nouveau Mouvement

Paisible proviseur d’un lycée de province, je me suis vu assailli successivement par des personnalités du Mouvement, venues tenter de me persuader – me persuader n’a pas été trop difficile, persuader mon épouse l’a été beaucoup plus… Il fallait quitter tout çà, aller s’installer à Paris pour avoir la vie d’un Commissaire Général, avec tout ce qu’elle comporte d’obligations, de voyages, de contacts divers. Ce fut fait à l’issue du cinquantième anniversaire du Mouvement, où nous avions invité Lucien Paye, alors Ministre de l’Éducation Nationale, ancien E.D.F.. Je l’avais connu en Tunisie où il était directeur de l’enseignement, un de ces enseignants de haut niveau, formé au scoutisme et soucieux d’apporter son appui au Mouvement.

Alors me voilà installé Chaussée d’Antin, avec une équipe fort dynamique et active, qui s’était déjà lancée dans un travail pédagogique d’évolution, de découverte, de mise en rapport avec le Mouvement, sa réalité, sa pratique, sa prise en compte de l’évolution de la jeunesse.

Il était évident pour nous qu’on ne pouvait demeurer un scoutisme figé, d’où quelques difficultés internes comme la création d’une association dissidente d’éclaireurs « neutres » qui entendait rester dans la stricte conformité antérieure. Nous tenions à préciser le schéma de vie et de fonctionnement démocratique du Mouvement, en particulier en ce qui concernait la coéducation.

C’est ainsi que furent engagés des contacts avec la branche Neutre de la F.F.E., d’une façon tout à fait officielle. Denise Joussot en assurait la responsabilité pour la F.F.E. N. Il s‘agissait pour nous d’en venir à ce qui avait échoué en 1949, la création d’un Mouvement commun de scoutisme ouvert à toutes et à tous, aux filles comme aux garçons. Ces négociations ont abouti plus facilement en 62-63 qu’en 49-50… Je ne pense pas que ce soit dû à une plus large ouverture d’esprit des responsables qui menaient l’affaire, ou à plus d’habileté manœuvrière, je pense que c’était dû simplement à l’évolution de la société française. La stricte séparation des sexes qui marquait l’action éducative d’une manière très profonde commençait à s’effriter, à perdre de son importance ; la place des femmes dans la société évoluait, et évoluait même très vite. Il était évident pour nous, éducateurs, inspirés par l’esprit du scoutisme, qu’une coéducation était à prévoir, mesurée et équilibrée selon les termes d’un Règlement général sur lesquels nous sommes tombés d’accord.

Un point qui n’est que de détail : cette création du « nouveau Mouvement » n’intéressait pas que la section neutre de la F.F.E., elle intéressait aussi les Éclaireurs Français, qui avaient progressivement à peu près disparu du territoire métropolitain mais s’étaient maintenus en Algérie. C’est ainsi, ça mérite d’être dit en passant, que sont nés les Éclaireuses et Éclaireurs de France, avec tout le souci d’une action pédagogique de formation pour les filles et les garçons, adaptée à un monde dont nous voyions bien qu’il était en pleine évolution. Alors ça a été, en 1966, la grande rencontre de l’AN 2 au lycée de Montgeron, et beaucoup d’autres événements que je ne vais pas vous raconter, je pense que la plupart d’entre vous les a vécus d’une façon ou de l’autre, de près ou de loin…

Retour vers l’outre-mer et l’international

Vous me permettrez de dire encore quelques mots de l’action de ce nouveau Mouvement outre-mer car, l’indépendance étant acquise, en particulier pour la plupart des états africains, les Mouvements scouts locaux ou nationaux, ont continué à vivre et à se développer, et nous avons entretenu avec eux, à travers l’E.R.OM. (Équipe Relations Outre-Mer) des contacts privilégiés. À ce titre nous avions des conférences du scoutisme laïque africain, à ce titre nous organisions des camps-écoles commun : cette coopération, qui est devenue un terme banal quelques années après, était notre pratique.

Il faut signaler en particulier ce qui s’est fait à Madagascar, même si sa politique actuelle paraît bien dangereuse : dans ce pays il y a eu des gens qui ont été Éclaireuses et Éclaireurs Malgaches, et il a eu un Français qui a joué un rôle majeur dans la création de ce mouvement scout autonome, dont je voudrais saluer la mémoire car, hélas, il nous a quittés, c’est Jean-Pierre Maillard, qui a été, quelques années plus tard, le premier maire à avoir eu cette idée, qui a paru alors complètement baroque, de créer le premier « conseil municipal des jeunes ».

Il faut également évoquer notre action internationale, et les relations que nous avons eues, à ce moment en particulier, quand il y a eu un certain desserrement de l’emprise soviétique sur la Pologne, avec le Mouvement polonais, qui n’était pas membre du scoutisme mondial à cause du partage né du rideau de fer, mais essayait de faire des choses intéressantes. Je me rappelle être allé, comme responsable national du Mouvement, faire une visite en Pologne, justement pour tisser des liens nouveaux. Je crois que le rôle du Mouvement, dans un élargissement de l’Europe à l’époque difficilement prévisible, ne peut pas être négligé. C’est une tâche qui était dans l’esprit de notre Fondateur.

Voilà ce que je pouvais dire, peut-être un peu trop rapidement, peut-être un peu trop longuement, peut-être les deux. Trop rapidement par rapport à la masse d’événements, trop longuement parce qu’on parle toujours trop ! (applaudissements nourris dans la salle).

Cascade intervient alors pour apporter un complément à ce que Jean Estève vient de raconter sur nos rapports avec les Éclaireurs Polonais : après la chute du mur de Berlin, le scoutisme mondial, qui, lui aussi, avait bien évolué, a demandé aux E.E.D.F. d’être les parrains du nouveau scoutisme polonais et de l’aider à retrouver le fraternité du scoutisme mondial. C’est certainement grâce à ce qui avait été fait auparavant.

La parole passe à Yvon Bastide qui a d’abord des problèmes avec son micro…


             

Yvon Bastide

Je suis particulièrement flatté d’être associé à des personnalités aussi importantes de notre association puisqu’il s‘agit de commissaires généraux. Cascade m’a demandé, au début de mon intervention, de me présenter à vous rapidement, avec un argumentaire sans réplique : ou bien les gens ne te connaissent pas, ou bien ils te connaissent et tu leur as laissé une image de (et là elle a employé un terme technique gentil mais qui voulait dire emmerdeur), il faudrait que tu essayes de rectifier le tir. Donc d’abord deux minutes pour parler de mon parcours personnel aux E.D.F., ensuite on va parler plus complètement du Mouvement, dans la région de Paris et dans les années 70.

Les débuts

Je suis entré aux E.D.F. en 1945, j’ai fait très peu de scoutisme « classique », trois ans. J’ai eu un premier contact avec la logique interne de l’association dès la première année : après des activités de cours d’année très sympathiques, à la rentrée le chef de troupe avait disparu. On a essayé de savoir pourquoi et on a découvert finalement qu’il était fortement soupçonné d’avoir un comportement un peu douteux vis-à-vis de certains garçons ; c’est là qu’on retrouve la logique interne aux E.D.F. : le gars est parti à Toulouse, c’était tout à fait son droit, et il y a été immédiatement nommé assistant du commissaire de province E.D.F. (rires dans la salle). C’est anecdotique…

En 1947 j’ai failli aller à Moisson, j’étais sélectionné mais j’ai dû préparer le bac pour la session de septembre parce que ma dispense d’âge avait été refusée pour juin (« en septembre il sera plus mûr »). Il y avait un camp de visiteurs dit des Passereaux à côté du Jamboree, on est arrivé porte de Versailles où on accueillait tous les scouts qui  se rendaient à Moisson. J’avais un patrouillard qui avait quelque chose qui ressemblait vaguement à la grippe, on l’a montré au médecin de service ce jour-là, malheureusement un jeune étudiant car le vrai était allé visiter le Jam, qui a conclu que le garçon avait la scarlatine ou je ne sais plus quelle autre maladie contagieuse. Résultat : quarantaine, plus personne ne pouvait sortir de la porte de Versailles, plus personne ne pouvait plus entrer, plus personne ne pouvait rejoindre le jam. Quand le vrai toubib est arrivé, il a reconnu une grippe, il a dit « on va lui donner de l’aspirine »… mais nous on a passé en tout une demi-journée à Moisson ! (rires dans la salle)

Voici donc mes débuts dans le scoutisme. Après quelques temps je suis passé au clan ; et la province nous a demandé de nous occuper d’éclaireurs – enfin, quelque chose qui ressemblait à une troupe, qui avait été créée dans la cadre de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère. On y allait pour faire des petits camps en période scolaire, et on les recevait dans l’Hérault pour les faire camper. J’ai donc fait une certain nombre de séjours en hôpital psychiatrique mais ça n’a jamais été des séjours continus comme pensionnaire. (rires dans la salle). J’y ai découvert le scoutisme dit d’extension et le problème de l’adaptation de la pédagogie.

Un exemple : l’idée était de créer des patrouilles « normales » entre guillemets, avec un chef de patrouille. Mais lorsqu’on donnait à un garçon une responsabilité de C.P., il en faisait une autorité et devenait facilement pénible pour les autres, il se prenait pour un chef. (Ça existe aussi chez les adultes… ). En conclusion, on a fait tourner la fonction de chef de patrouille. Des gars m’ont dit que ce n’était pas du scoutisme, c’est un refrain que j’ai entendu plusieurs fois…

J’ai donc découvert à cette occasion le scoutisme d’extension qui m’a paru passionnant. Ce qui fait que quand je suis arrivé à Paris pour mes études, je me suis retrouvé parachuté à l’hôpital de Garches avec des garçons en rééducation des séquelles de poliomyélite. Encore une anecdote : pour le camp d’été, Érable Lévy-Danon commissaire nationale Extension, nous a envoyé un photographe officiel pour faire des photos pour le calendrier. Sur une journée, on avait prévu de faire un grand jeu de pistes. Les garçons étant très demandeurs d’activités physiques, on n’avait rien trouvé de mieux que de leur faire traverser une rivière, mais pas sur le pont, sur un gué. Le jour de la préparation, il y avait un gué. Le jour du jeu, il n’y était plus… (rires dans la salle). Le photographe officiel a fait une magnifique série de photos, ou on voit des fauteuils roulants qui s’enfoncent dans la flotte, des chariots plats qui surnagent, des garçons qu’on sort sur les épaules… Elles ne sont jamais passées sur le calendrier (rires). Et pour des raisons mystérieuses j’ai été viré à la rentrée…

Sur le trajet j’ai rencontré Catherine qui, elle aussi, faisait dans les handicapés, les sourds-muets (rires). J’ai quitté les E.D.F., ce qui nous a permis de nous marier, de faire quelques enfants et de démarrer une activité professionnelle. J’ai quand même eu quelques années de liberté, et c’est après que ça se complique (rires).

La région

Michèle Duphil, fille de René Duphil (Castoret) était responsable Louveteaux du groupe de sourds. Castoret est venu me rechercher car la région de Paris était en perdition, l’équipe régionale s’était fait virer avec pertes et fracas. (…) Nous étions en 61-62, le président de la République avait évoqué un « quarteron », Castoret a trouvé amusant d’en installer un à la région avec René Alauzen, inspecteur général Éducation Nationale et ancien commissaire régional, Henri Vacher, directeur technique de la SONACOTRA et ancien responsable Route, et Jean Delannoy, chercheur au CNRS, qui a préféré partir en Terre Adélie.

Au début à la région, responsabilité de la plaquette du centenaire, relations avec la Nation (Pierre Bonnet) pour réfléchir aux contacts adultes, amis et anciens. Conclusion absolument formelle : éviter de créer une association d’anciens ! (rires dans la salle). Position reprise par Pierre François, peut-être pas très sûr de lui : en 73 il m’a demandé de venir avec lui la présenter aux anciens…

Ensuite, on s’est trouvé devant quelque chose qui était déjà la préparation de mai 68, car la capitale présente un temps d’avance de phase sur les phénomènes de société… Dans les congrès régionaux, tout le monde venait parce qu’il s’agissait de se taper sur la figure entre ceux qui voulaient rétablir le chapeau scout (on a évité le contrôle des chaussettes) et ceux qui voulaient supprimer les groupes, les branches, un peu tout… Il fallait essayer de faire valoir une position « moyenne » pour maintenir une association. Ce qui était clair, c’est que, finalement, l’association, en tant que telle, n’existait pas vraiment. Elle se présentait comme la juxtaposition de groupes ; certains groupes « forteresses » avaient une sorte de patron qui avait autorité sur tout dans le groupe.

La région avait quatre départements (Paris et sa proche banlieue, 92, 93 et 94, les autres constituaient la région « Ile de France »), et environ 3500 membres. Chaque département avait une équipe, ce qui au total représentait une quarantaine au niveau régional, mais nous n’avions pratiquement jamais l’occasion de rencontrer les responsables d’unités, pris en charge par des adultes qui n’avaient reçu, de la part du Mouvement, aucune formation particulière.

Mon prédécesseur à la région, Roger Lambert, qui avait succédé à René Alauzen, avait des tas d’idées, pas toujours faciles à comprendre car il parlait psy et il fallait traduire. Nous avons dégagé un certain nombre de pistes concernant essentiellement la formation des cadres.

Tout d’abord, la première étape, le premier degré : la considérer non pas comme une formation très technique – comment faire du scoutisme – à une formation de motivation – pourquoi faire du scoutisme. Faire passer la notion de responsable, ça veut dire beaucoup de choses : ça veut dire qu’on ne joue pas sur l’autorité, on joue sur une délégation, mais ce n’est pas très évident à expliquer. Surtout chez des responsables qui étaient de plus en plus jeunes. Nous n’étions plus dans les années où les « chefs » avaient 25 ou 30 ans, nous avions là des filles et des garçons qui avaient 17 ou 18 ans.

Une remarque au passage : nous n’avons jamais rencontré des problèmes d’insertion de filles ou de garçons dans la région. Chez certaines ex F.F.E., les mauvaises langues disaient que c’était parce que les filles avaient disparu, mais avec celles qui n’avaient pas disparu nous avons bâti un stage premier degré « inter-branches » où tout le monde pouvait venir, où tout le monde essayait de répondre à un certain nombre de préoccupations. Car ce qu’il faut bien voir, c’est que le Mouvement se voulait démocratique, mais il fonctionnait avec des autorités : autrement dit, la démocratie était beaucoup plus dans les textes que dans la réalité des activités : on parlait de société de jeunes, c’est cette société qu’il fallait faire vivre.

Les « conservateurs » faisaient très bien ce qu’ils savaient faire, c’est très facile de reproduire un modèle… Ce que beaucoup ont oublié, c’est que le scoutisme des premières années a été un scoutisme d’invention, qui était devenu un scoutisme de routine. Et dans une période où les jeunes se posaient des questions, et posaient des questions à la société, ce qu’ils nous disaient c’était un miroir : voilà ce que vous voulez qu’on fasse et voilà ce qu’on fait en réalité ! On a bien été obligés de réfléchir autour de ça… Alors nous avons essayé de mettre quelques garde-fous.

Par exemple, il y avait toute une aile « dynamique » de la région qui disait : ce n’est plus la peine d’avoir des branches… Plutôt que de discuter théoriquement, ou d’imposer la solution, dans ce fameux stage premier degré on a installé une réflexion sur l’évolution de l’enfant : de la dépendance totale à la naissance jusqu’à l’indépendance totale à l’âge adulte, on passe par diverses étapes, qui conduisent à des « branches »  différentes. Dans le même temps d’ailleurs, on a mené des expériences de « mini-louveteaux » qui sont devenus les lutins…   Dans ces stages de motivation on disait aux jeunes : les enfants ont un comportement, une évolution qu’il faut prendre en compte ; en face de cette évolution il faut une solution, qu’on a appelé une branche. Ce n’est pas parce que ça existe déjà que c’est idiot !

Un deuxième volet auquel il a bien fallu s’attaquer, qui était lié, pas tellement à la coéducation voulue par le Mouvement, mais à l’évolution des mœurs après 68, c’est celui de l’éducation sexuelle. Dans ce domaine, certains aboutissaient à la liberté, dans le genre « maintenant on peut faire n’importe quoi ! ». Je me rappelle une réunion de parents où j’ai posé ma casquette de parent pour reprendre celle de responsable régional pour rappeler : la liberté sexuelle, ce n’est pas la position du Mouvement, il existe des lois sur la protection des mineurs, on les applique.

Nous étions dans une période de questionnement par les jeunes, et c’était très facile de dire que le scoutisme a été défini une fois pour toutes, si vous n’êtes pas contents allez ailleurs : ce n’est pas la position que nous avons prise. La formation au second degré a été repensée dans le même sens. Cette période a été extrêmement intéressante, on a bossé comme des dingues, avec au moins une réunion de l’équipe régionale par mois (à la Mouff, nourris par Mère Louve), les équipes départementales assurant le relais… On a répondu à ceux qui voulaient tout changer par : « Tu as sûrement raison, dis-nous ce que tu veux faire, comment tu le fais, et on regardera ensemble ce que ça peut donner ». On a essayé de sortir de la théorie de la révolution par l’évolution !

En réalité, il y avait, et il y a peut-être toujours, une opposition de fond entre des conservateurs irréductibles, pour qui le scoutisme s‘est arrêté définitivement dans les années 30 et qui trouvaient que ce que nous faisions était idiot, et ceux qui pensaient qu’il fallait tout bouleverser ? Ça a conduit à une crise grave en 1972, pas par la faute du Commissaire général de l’époque, Pierre Bonnet, qui en a supporté les conséquences, mais parce qu’on n’est pas arrivé à dominer cette situation permanente de conflit interne, beaucoup voulaient en découdre. Lors de l’Assemblée Générale, la situation était bloquée ; nous avons été quelques-uns, autour de Cascade, à faire appel à un sauveur suprême, Pierre François. On a fait intervenir son fils Dominique pour que, malgré son grand âge (65 ans !), il accepte de revenir. Il a tout de suite dit quelque chose d’intéressant : « Eh ! puisqu’ils veulent discuter, qu’ils discutent ! » ; il fait appel à Cascade pour lancer « la consultation » qui allait durer deux ans et se terminer par une grande rencontre en Avignon, où nous avons été hébergés par les moyens du Festival.

Elle a abouti grosso modo en 74 à une articulation des positions en trois volets :

-   les révolutionnaires, disons fortement évolutionnaires – « Avignon continue »

-   les conservateurs ou prolongateurs – « Collectif Après-demain »

-   et une troisième voie, à laquelle je me suis joint, représentée ici par Cascade et Jean Estève, à l’origine proposition du Comité Directeur sous l’égide de Pierre François, qui souhaitait avant tout éviter un éclatement du Mouvement. On acceptait que des gens qui avaient des vues différentes du scoutisme puissent le pratiquer en acceptant un creuset commun pour l’association.

Lors de l’A.G., nous avons été virés comme des malpropres parce que ce qu’ils voulaient, c’était se bagarrer. Mais personne n’est parti ! Et pourquoi ? Parce qu’on a laissé tout le monde s’exprimer. Françoise Lefèvre et Jean-René Kergomard, bien que minoritaires, ont pu porter le message et Jean-René est revenu quelques années comme président…

Ici il faut évoquer un sujet qui vous concerne : lors de nos réflexions au C.D. avec Pierre François, nous étions arrivés à la conclusion qu’il fallait avant tout éviter la création d’une association d’anciens, (réactions dans la salle), avec l’idée : s’ils veulent être utiles ou se retrouver, qu’il le fassent dans le cadre du Mouvement. Et au moment de la création de cette association d’anciens, le président avait indiqué : « Si vous voulez que vos petits-enfants fassent du scoutisme, il faut les mettre aux Scouts d’Europe » (réactions dans la salle, Cascade précise : ce n’est plus le cas aujourd’hui). C’était un coup de poignard dans le dos, nous étions dans une période difficile et le fait de faire passer ce genre de message était pratiquement une atteinte à ce que nous essayions de faire. Si notre scoutisme consiste à appliquer les statuts des E.E.D.F., ce n’est pas celui des Scouts d’Europe. Le dossier publié par les Scouts de France sur ces derniers sur leur conception ou la pédagogie du scoutisme montre que nous en sommes loin…

Une émission récente à la télévision a montré un camp des Scouts d’Europe. Un jeune était interviewé : « Qu’est-ce que tu fais quand tu as un problème ? » Réponse : « Je vais voir le chef  et lui il sait le résoudre ». Excusez-moi, depuis que je suis entré aux E.D.F. en 1945, pour moi, notre scoutisme ça n’a jamais été aller voir le chef pour qu’il résolve les problèmes. Notre scoutisme, c’est apprendre à les résoudre soi-même. Il y a en arrière-plan une philosophie de la dépendance : si le garçon n’a que deux possibilités, être chef pour affirmer son autorité ou être dépendant et subir cette autorité, ce n’est pas notre scoutisme.  

Pour moi, il y a une richesse extraordinaire dans la définition de notre scoutisme laïque. C’est la personnalité du Mouvement, elle ne se confond pas avec les autres, elle est porteuse de valeurs qui nous sont propres : laïcité, démocratie, coéducation, citoyenneté. Quelquefois nous ne sommes pas allés jusqu’au bout de nos idées, mais on a essayé de faire quelque chose, avec des difficultés mais on a gardé le cap. Quelques trente ans après, il n’y a pas à rougir de ce qui a été fait.

        

    

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