2018 : notre scoutisme d’extension, un choix de société

Mar12Fév201909:02

2018 : notre scoutisme d’extension, un choix de société

Index de l'article

… porté par une grande dame

 

Le texte qui suit est un résumé d’une intervention prévue lors de la « journée de la mémoire du scoutisme laïque » du 24 novembre 2018

 

Notre scoutisme d’extension,

 

Un choix de société porté par une grande dame

Andrée Mazeran-Barniaudy, ancienne Commissaire national

Si vous ouvrez le livre « Les Éclaireurs de France de 1911 à 1951 » écrit par Pierre Kergomard et Pierre François, vous trouverez des photos des responsables nationaux de cette époque et du président Gustave Monod. La dernière « survivante » du commissariat national de 1951 est en bas à droite sur la photo. Je  suis cette « survivante », nommée commissaire nationale Louveteaux par Pierre François.

C’est donc comme témoin de cette époque et des années qui ont suivi que j’essaierai d’évoquer le « service Extension ». Mon premier souvenir : une soirée très mondaine dans un lycée hôtelier où Danièle Delorme et Daniel Gélin (ils étaient alors mariés) animaient un spectacle. Érable Lévy-Danon, la commissaire nationale Extension, était très à l’aise. J’avais hâte de découvrir – j’étais une toute nouvelle parisienne – ce qui existait derrière cette manifestation peu habituelle chez les Éclaireurs. Érable, cette grande dame, entièrement dévouée à l’enfance « handicapée » avait, avec une maîtrise hors du commun, donné une place incontournable au service qu’elle dirigeait depuis la guerre. C’est pour financer les activités de ce service que cette soirée « inhabituelle » était organisée. J’évoquerai plus loin comment est née et comment s’est développée l’idée de faire appel aux artistes.

La période du service Extension que j’ai connue correspond à l’époque où Érable Lévy-Danon a été commissaire nationale. Nous avons beaucoup travaillé ensemble au commissariat national. Mes souvenirs sont moins précis pour les années suivantes. J’évoquerai donc la période 1950-1962 après avoir essayé de retracer ce que je connaissais de l’Extension avant 1950.

Que représentait l’Extension en 1945 quand Érable est entrée à l’équipe nationale ?

Un numéro spécial du « Chef » daté de juin-juillet 1945 est consacré à l’Extension. Ce numéro apparaît comme le lancement du service qui allait être dirigé par Érable. L’éditorial de Vieux Castor, commissaire général, et l’article d’Érable mettent en évidence la détermination des Éclaireurs, après la guerre où avait sévi l’idéologie nazie, à affirmer la dignité de tous les êtres humains. Vieux Castor écrit : « Nous croyons en la valeur de chaque homme ayant usage de sa conscience. ». Érable lance un appel aux « plus faibles » : « Vous n’êtes pas inutiles, aucun de vous n’est inutile. » Dans son article « Vers la vie », avec des mots pleins de force et d’espoir, elle trace la trajectoire de ce service qui, sous sa direction,  va se développer au sein du Mouvement. « Le scoutisme constructif adapté aux plus faibles » qui redonne espoir et contribue à la formation d’hommes responsables a été le fil directeur d’Érable dans toute son action.

J’ajouterai que des raisons personnelles portaient Érable vers cette action. On savait que son mari, ancien commissaire régional EDF, avait été fusillé par les occupants pendant la guerre, on savait moins que dans un cadre, sur son bureau, Érable avait la photo de son « petit Michel » dans un fauteuil roulant. Le fils handicapé d’Érable était mort peu de temps après son papa. Érable ne parlait jamais de Michel, mais quand je la voyais avec des enfants handicapés, son sourire était celui d’une mère.

Dans ce numéro spécial de la revue, des témoignages très vivants rendent compte de la pratique du scoutisme dans des unités d’aveugles, de sourds, de tuberculeux osseux, de classes de perfectionnement. Je relève quelques extraits de témoignages :

En 1941, l’institut de Villeurbanne regroupe des sourds-muets, des aveugles et des enfants en rééducation. Un chant du clan (musique d’un éclaireur aveugle R. Ferrens, paroles du chef de groupe, René Pellet, plus tard assassiné pour fait de Résistance) introduit les articles. En 1942, C. Romillat, cheftaine de la meute d’aveugles de Villeurbanne, « les loups joyeux », fait le récit de son expérience et donne quelques conseils aux futurs chefs : « Une meute d’aveugles n’est pas triste, elle n’est pas plus difficile à mener qu’une autre, il n’y faut ni plus ni moins de dévouement. Ces enfants aiment rire, jouer, chanter comme tous les autres. Essayez d’oublier qu’ils sont aveugles, ce sera difficile les premiers jours et puis vous y parviendrez sans y penser et vous verrez les enfants se transformer en jeunes  loups avides de connaître les aventures de Mowgli et de partir en chasse avec lui, même en terrain accidenté, comme les voyants. »  En 1943, extrait du rapport de camp : « Camp dans les Hautes-Alpes, un routier aveugle se permet d’attraper huit truites. »…

En 1945, Jeanne Frémont, cheftaine à Berck, à l’hôpital pour enfants tuberculeux osseux, écrit : « L’Extension, c’est peut-être la plus belle manière de faire du scoutisme. À entendre un des anciens éclaireurs allongés, ce serait peut-être la meilleure manière de se rendre compte de la valeur de la méthode. »

De 1937 à 1940, Henriette Duphil (épouse de René Duphil, « Castoret ») a été cheftaine de louveteaux à Toulouse. Sa meute d’Extension, « les micocouliers », a été créée avec les élèves de sa classe de perfectionnement. Elle raconte avec de savoureux détails, et beaucoup d’humour, l’évolution de son vécu et l’apport incontestable du scoutisme à son « petit troupeau » prisonnier d’une classe sombre.

Je constate que ce numéro spécial Extension comporte une partie importante réservée à l’enfance « délinquante » et au rôle que les Éclaireurs ont joué à cette époque dans les institutions publiques d’éducation surveillée. Henri Joubrel a créé un service « sauvegarde de l’enfance » distinct du service Extension mais fonctionnant au sein du Mouvement, au 66 Chaussée d’Antin. Le rapport moral annuel des E.D.F. en rendait compte.

 


 

 

 

 

 

 

Une solide « équipe nationale » :

En 1945, Érable a mis en place une solide « équipe nationale Extension ». Denise Kahn, médecin, qui a aujourd’hui 91 ans, a fait partie de cette première équipe. Elle se souvient : « J’avais 18 ans. Étudiante en médecine, j’avais émis le souhait d’aider de jeunes handicapés. Le chef de groupe de Limoges (Denise était, comme Érable, “ réfugiée ” dans le Limousin) auquel je m’étais adressée m’avait mise en relations avec Érable. La réunion qui a fondé l’équipe a eu lieu à Paris en octobre 1945. Érable rassemblait chez elle les pionniers.  Tout le monde était assis par terre. Il y avait trois routiers de Villeurbanne, déportés et revenus miraculeusement, Jacques Lubetzki, survivant d’Auschwitz où ses parents et ses sœurs avaient péri, Solange Weil, étudiante en médecine, André Haim, étudiant en médecine, et moi-même. Pierre Morand, étudiant en médecine, a rejoint l’équipe un peu plus tard. Nous avions des réunions mensuelles au cours desquelles nous faisions le point sur nos activités. »

Tous les membres de cette équipe nationale ont fondé des groupes Extension :

- André Haim a encadré le groupe de Neuilly-sur-Marne (inadaptés mentaux),

- Denise Kahn a travaillé avec lui puis a pris la responsabilité d’un groupe à l’I.M.P. de Brunoy puis à Paris dans le quartier Pernety (14e),

- Pierre Morand encadrait un groupe à l’hôpital Raymond Poincaré à Garches (garçons en rééducation de séquelles de poliomyélite).

À cette première équipe se sont joints rapidement

- Daniel Levif pour les aveugles des groupe de Saint-Mandé et de l’Institut National de Paris (Duroc),

- Catherine Lautmann pour les sourds de l’Institution Nationale des Sourds-Muets (rue Saint-Jacques),

- Émile Muse pour les tuberculeux osseux de Berck…

Un groupe de polytechniciens animait une troupe centrée sur l’établissement de l’Assistance Publique recevant, à Denfert-Rochereau, des enfants abandonnés par leur famille. D’autres, recrutés par Yvon Bastide, sont venus se joindre à cette équipe, avec les jeunes de l’hôpital psychiatrique de Perray-Vaucluse ou de l’Institution Nationale des Sourds-Muets.

 

Une action nationale : une politique d’information

L’équipe nationale Extension mise en place, Érable a voulu accroître son action sur le plan national et sur le plan international

Sur le plan national, il fallait faire connaître l’Extension et recruter des cadres. Des contacts suivis avec l’Inspection Générale de l’Éducation Nationale (en particulier Madame Meizex et Madame Sourgen, chargées des classes de perfectionnement), avec des chefs d’établissement, des directeurs d’hôpitaux, ont permis de créer des réseaux de recrutement de cadres. J’ai accompagné Érable dans quelques visites et je me souviens, en particulier, du travail constructif réalisé avec le directeur de l’École Normale d’Instituteurs d’Aix-en-Provence. Des stages s’avéraient nécessaires pour recruter des responsables d’unités Extensio

Dès l’été 1946, un premier « stage d’information sur le scoutisme d’extension » a été organisé, et l’idée a été par la suite reprise chaque année. Ces stages regroupaient une cinquantaine de participants pendant dix jours, ils étaient ouverts aux E.D.F. et aux non-scouts, en particulier aux élèves des écoles normales et aux instituteurs des  classes de perfectionnement. L’encadrement, autour d’Érable, était composé de membres de l’équipe nationale Extension et des équipes nationales de branches. Des « intervenants » s’ajoutaient à cette équipe de direction, inspectrices générales des classes de perfectionnement, chefs d’établissement concernés. Je faisais partie de l’équipe d’encadrement, j’ai des souvenirs précis de ces journées qui se déroulaient au CREPS de Montry (Seine et Marne). Les premiers stages avaient été organisés à Marly le Roi. Le dernier eut lieu au CREPS d’Aix-en-Provence en 1961. À Montry, d’autres stages coexistaient avec le nôtre mais je crois pouvoir dire que l’accueil qui nous était réservé était particulièrement cordial ; le directeur, Monsieur Bonnot, venait nous saluer le matin. Je le revois sur le grand escalier s’adressant chaleureusement aux stagiaires.

Le programme s’articulait en trois parties :

-   chaque secteur « Extension » était présenté par un médecin ou un professionnel connaissant bien les problèmes des enfants dont il avait la charge,

-   les responsables E.D.F. agissant dans les mêmes secteurs apportaient des réponses sur les moyens employés pour les loisirs des enfants handicapés,

-   les responsables nationaux de branches exposaient ce qui leur paraissait essentiel dans les activités et les méthodes pratiquées par l’ensemble du Mouvement et faisaient vivre aux stagiaires grands jeux et découverte de la nature.

Des questions, des échanges, enrichissaient les réflexions, et les chants, sous la direction de René Baetens (responsable national branche Éclaireurs) ou de Daniel Levif (responsable du secteur « aveugles ») apportaient, à cette atmosphère studieuse, une récréation.

Quelques interventions sont encore très présentes dans ma mémoire :

-   Pierre Morand, médecin, présentait l’ensemble des secteurs de l’Extension. Il riait en se rappelant l’étonnement des malades et des « grands professeurs » de médecine quand, interne à l’hôpital, il portait l’uniforme éclaireur sous sa blouse blanche : il allait, après son service, faire une sortie et les enfants l’attendaient – peu de temps pour passer d’une activité à l’autre ! Il racontait avec humour et élégance son action auprès des jeunes qui, à Garches, soignaient des séquelles de poliomyélite. Il avait même invité Danièle Delorme à venir pousser les chariots des jeunes éclaireurs au cours d’une sortie ;

-   Émile Muse,  instituteur à Berck, hôpital pour enfants tuberculeux osseux et responsable E.D.F. dans ce même hôpital, décrivait avec conviction ce que le scoutisme apportait aux enfants. Sa moustache rousse frémissait d’orgueil quand il énumérait les progrès scolaires de ses élèves… tous éclaireurs !

-   André Haim, psychiatre pour adolescents, était un intervenant convaincu et convaincant. J’évoque un souvenir précis : une question avait été posée par un stagiaire au sujet d’une relation entre deux de ses grands élèves garçons. André a parlé de l’homosexualité avec une clarté scientifique et une « force » exceptionnelle. Il a expliqué la bipolarité féminine et masculine de chacun d’entre nous et le respect  des homosexuels qui en découlait. Nous étions dans les années 50 et le sujet était tabou ! Cette acceptation naturelle de l’homosexualité a été pour tous une ouverture très enrichissante ;

-   Denise Kahn, après avoir fait vivre aux stagiaires un grand jeu Louveteaux, apportait le témoignage de son expérience auprès d’enfants de classes de perfectionnement ;

-   Peut-on parler de l’Extension sans évoquer « Tigre », Daniel Levif. Ce splendide Martiniquais plein d’enthousiasme et de charisme faisait vibrer son auditoire  lorsqu’il nous faisait entrer dans le monde des aveugles.  Et tout le monde chantait avec lui le chant antillais : « Adieu foulards, adieu madras »…

-   Je laisse Catherine et Yvon Bastide évoquer le secteur des sourds et leur action auprès de leurs associations.

-   Dominique François (fils de Pierre, commissaire général jusqu’en 1951) participait à quelques stages où il abordait les relations internationales. Le Jamboree de Moisson, en 1947, auquel avaient participé quelques éclaireurs de l’Extension, avait soulevé bien des questions : comment le scoutisme avait-il pu, dans une période si proche de la fin de la guerre, rassembler dans la paix tant d’ennemis d’hier ? Nous avions organisé un grand jeu sur Robin des Bois, les stagiaires avaient découvert que le héros du jour, portant arc et carquois, était élève de l’École Centrale (où il serait plus tard professeur).

 

Tous les participants aux stages Extension ne devenaient pas tous responsables E.D.F., c’est bien évident, mais presque tous étaient intéressés par l’adaptation de notre méthode à leurs élèves ou à leurs futurs élèves. Je pense plus particulièrement à l’entreprise de meute, pensée et réalisée par l’ensemble des louveteaux de la meute. De nombreuses questions étaient posées par les stagiaires et nous avons même, au cours d’un stage, essayé d’étudier le projet d’une entreprise pour une classe. Les participants ont joué le jeu. Comme dans un conseil de meute les idées ont fusé. Une idée a été retenue, par vote : les aventures d’Ulysse. Sans avoir la prétention de refaire l’Odyssée, les stagiaires ont proposé des ateliers : un jeu de l’oie conduisait Ulysse des Troyes à Ithaque, un dessin collectif représentant comme une fresque quelques épisodes de l’épopée, des mimes, un théâtre d’ombres… Ce n’était qu’une construction imaginée mais les stagiaires voyaient déjà leurs élèves unis autour d’un projet commun où la participation de chacun, en contribuant à la réussite de l’œuvre de tous, développe le sens du groupe et la confiance en soi.  Nous pensions que c’était un prolongement de nos stages. Ce qui est certain, c’est que les stagiaires repartaient avec une image grandie du Mouvement. Notre souci de contribuer à la formation démocratique des enfants, y compris des enfants handicapés, ne les laissait pas indifférents. C’était également utile dans une période où certains refusaient le principe même du scoutisme pour des raisons idéologiques.

Le stage qui s’est déroulé au CREPS d’Aix-en-Provence en 1961 a permis à la trentaine de participants de regrouper des expériences et de mettre au point les méthodes qui ont servi de base à la création de 16 meutes et 16 troupes Extension dans des classes de perfectionnement. Un « pèlerinage Cézanien », que j’avais organisé, a couronné ce fructueux travail. En admirant la Sainte-Victoire à partir des lieux même que le peintre avait choisis pour installer son chevalet, les stagiaires avaient l’impression de fêter aussi « leur » Sainte-Victoire !

Puis-je me permettre une anecdote ? Madame l’inspectrice générale Sourgen faisait partie des personnalités auxquelles Érable faisait appel pour développer le scoutisme d’extension dans les classes de perfectionnement.  Ces classes avaient été créées pour développer, avec un petit effectif et des maîtres spécialisés (après une formation complémentaire spécifique) les enfants qui avaient besoin d’un enseignement spécial, mieux adapté à leurs problèmes. Elle participait à nos travaux dans les stages Extension, elle intervenait pour présenter les besoins et les attentes des enseignants et des élèves de ce secteur. Un jour, Madame l’inspectrice générale émit le vœu de ne plus être appelée par son titre officiel, Érable saisit l’occasion : on lui attribuera un totem ! Je ne sais plus si elle était avertie ou si c’était une surprise : une petite cérémonie eut lieu, mais il ne fallait pas que ce moment ressemble à une remise de Légion d’Honneur ! C’était le soir. Les membres de l’encadrement du stage, auxquels s’étaient joints des responsables Extension venus spécialement, étaient assis par terre dans un coin tranquille du parc de Montry. Madame l’inspectrice générale était là, assise à côté d’Érable. Nous lui avons attribué un totem, Cèdre. Pour fêter cet événement nous avions improvisé un petit spectacle, sans peaux-rouges ni tomawak, nous nous inspirions d’Iphigénie. Catherine Lautman (sans doute Iphigénie) et deux polytechniciens dont Yvon Bastide (Achille) étaient les acteurs, j’étais le narrateur. Les uniformes et les bicornes de polytechniciens qu’Yvon avait apportés n’étaient peut-être pas les vêtements des combattants de Troie, mais ils faisaient un bel effet ! Il fallait tout l’art de persuasion et la distinction d’Érable pour monter un tel scénario et prouver que le scoutisme peut établir naturellement des relations simples et respectueuses entre ceux qui ont un objectif commun, profondément humain, quelle que soit leur place dans la société.

 


 

L’Extension et les relations internationales :

Sur le plan international, le rôle des E.D.F. a été déterminant. Après avoir eu l’initiative de créer une commission Extension du Scoutisme Français, Érable est parvenue à obtenir une commission internationale du scoutisme d’extension.

La commission française avait refusé de participer à un rassemblement réservé aux handicapés, l’AGOON – « une horreur, une véritable Cour des Miracles » avait déclaré Érable à une réunion de l’équipe nationale – et avait obtenu, en 1951, l’autorisation de faire participer des éclaireurs de l’extension aux futurs Jamborees. Au Jamboree de la Paix, en 1947, Érable avait noté la surprise du président de la République, Vincent Auriol, invité par des éclaireurs allongés à prendre un repas qu’ils avaient eux-mêmes préparé. Au Jamboree d’Autriche, en 1951, des éclaireurs sourds et des éclaireurs aveugles ont été intégrés à une troupe d’éclaireurs non handicapés. Le Jamboree au Canada en 1955 a été la grande aventure : trois troupes complètes du Scoutisme Français (une troupe d’aveugles, une troupe de sourds et une troupe de garçons en fauteuils en chariots plats de l’hôpital de Garches) y ont séjourné six semaines, la France étant la seule à avoir amené des unités d’extension. Nous avons fait la preuve, écrit Érable, que nos garçons pouvaient faire « comme les autres ».

Un détail significatif : sur la couverture de la plaquette éditée par l’O.M.M.S. en 1955, c’est un éclaireur de Garches qui symbolise l’extension, et de nombreuses photos de leur dernier camp illustrent leurs activités.

Les finances :

Pour aider à financer les multiples activités, souvent très coûteuses, des filles et garçons des unités d’extension, le service n’a pas voulu être à la charge du Mouvement. Avec l’accord du Comité Directeur, Érable a mis en place des actions spécifiques :

-   une vente, organisée chaque année,

-   un « soir inhabituel », préparé pendant cinq ans par Érable et ses amis généreux.

La « Vente Extension » avait lieu, avant la période de Noël, dans les locaux du siège des E.D.F., au 66 de la Chaussée d’Antin. Nos bureaux devenaient pour 48 heures des magasins, tous les meubles disparaissaient, les grandes portes vitrées étaient enlevées, tous ces grands espaces hausmaniens avec planchers, cheminées, moulures étaient décorés spécialement, on installait des stands de librairie, jeux éducatifs, jouets, linge, objets précieux, verrerie,  porcelaine… et un bar.  Les commissaires nationaux étaient tour à tour déménageurs, décorateurs, vendeurs, avec les membres de l’équipe nationale Extension. Je revois encore Castoret (René Duphil), en bras de chemise, démontant les portes et René Baetens poussant les bureaux en chantant. Les jours de vente, nous étions tous derrière nos comptoirs, je tenais celui des jeux éducatifs. La semaine précédente, j’allais faire des commandes chez Bourrelier, Nathan, etc. ; les commandes étaient livrées, les invendus rendus aux maisons d’édition. Denise Kahn jouait un rôle important dans le choix des objets, elle allait les chercher même en province. La verrerie de Biot, avec ses superbes traditionnelles, avait une place de choix…

Le « Soir Inhabituel » a eu lieu pendant cinq ans, au cabaret des Ambassadeurs. Les commissaires nationaux du Mouvement étaient présents parmi les organisateurs, smoking et robe du soir remplaçaient pour quelques heures nos uniformes.

Comment est né ce soir inhabituel ? Pierre Morand, médecin dans une clinique, portait son uniforme E.D.F. sous sa blouse blanche quand il devait, après son service, se rendre à une réunion. Un jour, dans le parc de la clinique, Danièle Delorme, actrice alors très connue, l’avait aperçu, s’était étonnée et lui avait posé des questions. Pierre Morand avait raconté son engagement dans le scoutisme d’extension laïque auprès des enfants en rééducation de séquelles de poliomyélite à l’hôpital de Garches. Danièle Delorme, émue et intéressée, avait proposé son aide. Elle était allée voir les éclaireurs, avait poussé les chariots et les fauteuils… et s’était engagée à monter une soirée avec des artistes bénévoles afin de procurer de l’argent nécessaire au financement des sorties et camps des éclaireurs handicapés. Daniel Gélin puis Yves Robert ont participé au lancement de ces soirées, dont Alain Duchemin a été un organisateur des plus motivés.

Ce « soir inhabituel » était réalisé grâce à des artistes, les plus prestigieux de l’époque ; textes, poèmes, dessins étaient produits bénévolement pour réaliser le programme, de grandes maisons participaient aux cadeaux et subventionnaient. Tous savaient que cette soirée « paillette » était organisée au profit des jeunes handicapés des E.D.F.

Un souvenir : alors que nous préparions la salle, j’ai assisté aux répétitions d’Yves Montand sous l’œil attentif de Simone Signoret. L’artiste répétait sur scène et mettait au point, avec les techniciens de l’éclairage, la projection de son ombre portée sur le fond de scène.

Dans les régions :

Dans les régions, l’extension avait aussi pris toute sa place. En témoigne une brochure « livre d’or » parue en 1961, éditée pour le cinquantenaire du Mouvement par les E.D.F. de la région Languedoc-Gascogne.

Cette brochure comporte un article de Louis Bives intitulé « Pourquoi le scoutisme d’extension ? Comment procède-t-il ? » Louis Bives écrit : « Soulignons tout d’abord le fait que le scoutisme d’extension vit à l’intérieur d’un Mouvement d’enfants et de jeunes “ bien portants ”. Ceci constitue une double richesse : tout d’abord, par les contacts et les liens que cela entraîne entre les enfants “ en difficultés ” et le monde réel. Puis parce que cette appartenance oblige le scoutisme d’extension – avant tout soucieux de dignité humaine – à prouver sans cesse qu’il est le même scoutisme que celui de tous les autres, un scoutisme authentique dont ils peuvent être fiers. Cette preuve à faire n’est évidemment pas une simple profession de foi, mais se traduit dans les faits, dans l’action par la nécessité d’offrir et de faire pratiquer aux enfants, qu’ils soient déficients sensoriels, déficients moteurs ou débiles mentaux, des activités de valeur égale à celles pratiquées par ceux qui voient, entendent ou comprennent sans difficulté. »

Les routiers de Toulouse ont, pendant trois ans, animé un clan à l’hôpital Purpan auprès de jeunes garçons et filles en rééducation de séquelles de poliomyélite (courses de voitures, camp d’été dans des cabanes de pécheurs…). De nombreuses unités ont fonctionné dans des I.M.P. ou I.M.P.P. à Castres et à la House (Gers), à Pech-Blanc (Tarn et Garonne), à Toulouse des unités ont été créées dans des centres de réadaptation fonctionnelle et des foyers de l’enfance à Ramonville Saint-Agne.

En conclusion…

Ce témoignage n’apporte qu’une image extérieure de ce qu’a représenté le service Extension. Je n’ai jamais dirigé une unité avec des enfants handicapés. Le vécu de tous ceux qui ont été auprès des louveteaux et éclaireurs « comme les autres » donnait une dimension parfaitement humaine à la réalité de chaque jour.

Denise Kahn, la première coéquipière d’Érable, a toujours accompagné Érable, dans les jours heureux et dans les turbulences. Elle est la seule membre de la première équipe Extension encore présente, bien vivante dans l’évocation de ses souvenirs. Par fidélité à Érable, elle a maintenu une « équipe Extension » : l’épouse de Pierre Morand, le fils de Daniel Levif prolongent autour de Denise la mémoire des anciens…


L’écriture de ce témoignage m’a permis de resituer  Érable dans cette action, Érable qui n’aurait sans doute pas aimé que l’on parle d’elle. C’est donc à travers ses réalisations que j’ai souhaité rendre vivant le souvenir de cette grande dame qui a su, avec beaucoup de dignité, conduire bénévolement tant d’enfants vers des moments de bonheur inespérés :

« Érable » Lévy-Danon

On ne peut pas parler du service Extension des E.D.F. sans évoquer « Érable » Lévy-Danon.

Les lignes que j’ai rédigées ont tracé ce dont j’ai été témoin 66, Chaussée d’Antin durant les années où, Commissaire nationale Louveteaux, j’ai travaillé aux côtés d’Érable. C’est toute l’action menée par Érable et son équipe que j’ai pu relater.

Aujourd’hui, c’est tout particulièrement la personnalité exceptionnelle d’Érable que je voudrais essayer de faire revivre, avec beaucoup d’émotion partagée avec Denise Kahn dans l’évocation de ces souvenirs.

Érable était une grande dame…

Impressionnante par son allure, son élégance naturelle, son charme,

Chaleureuse dès le premier contact,

Infiniment simple quand on la connaissait mieux.

Érable et son mari étaient éclaireurs. « Chouette » (Marcel Lévy-Danon) était commissaire régional E.D.F. dans le Nord. Ils appartenaient à une famille aisée juive. Ils étaient, pendant la guerre, réfugiés en Corrèze avec leurs deux fils. Marcel Lévy-Danon a été fusillé par la Division allemande Das Reich en représailles après des actions de la Résistance.

À la demande de Pierre François, Commissaire général des E.D.F., Érable a décidé d’avoir un rôle chez les éclaireurs en s’occupant des jeunes handicapés.

Elle avait un fils handicapé, Michel, qui est mort peu de temps après son papa. Nous connaissions son existence grâce à une photo toujours posée sur le bureau d’Érable. Elle nous présentait « son petit Michel ».

Avec détermination, Érable a constitué son équipe, de solides médecins ont toujours œuvré avec elle. Avec une dignité exemplaire, elle a redonné à ce monde des jeunes handicapés une place incontestée. Le regard qu’elle portait sur les enfants était si souriant et confiant, le regard qu’elle portait sur les cadres était si encourageant, le regard qu’elle portait sur les personnalités était si exigeant… que toutes les actions quelle conduisait semblaient évidentes !

Quelle présence partout 

Dans les stages,

Dans les bureaux,

Dans les relations internationales.

Quel travail !

Elle n’avait pas besoin d’arguments (elle en avait pourtant beaucoup) pour obtenir quelque chose. Son exemple l’emportait !

On la considérait parfois comme un peu différente des autres membres du commissariat national. C’est vrai que la grande dame habitait le Champ de Mars. En fait, elle louait un appartement de deux pièces. Mais la simplicité avec laquelle elle acceptait de dormir sous la tente, ou dans un dortoir avec nous, la rendait tout de suite semblable aux autres. Elle savait aussi être si drôle !

J’ai raconté les stages Extension, les ventes, les soirs inhabituels… Une réussite dans tous les domaines.

Ce que personne ne savait, et qu’elle ne disait pas, c’est que sa vie avait été une vie de turbulences… Elle a été accompagnée jusqu’au bout par son équipe nationale. Tout cela ne fait qu’ajouter un peu plus à la dignité de cette grande dame à qui le Mouvement doit beaucoup.

Merci Érable !

 

 

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